Un chaos orchestré à la perfection

Sorti en 1998, Sentiment est le deuxième album studio d’Anorexia Nervosa, et c’est sur cet opus que leur son signature a commencé à vraiment prendre forme : une alchimie improbable mais parfaitement maîtrisée entre l'agression froidement mécanique du black metal et la grâce macabre des orchestrations symphoniques. Loin d’être un simple “copier-coller” de ce qu’avaient commencé à populariser Emperor ou Carach Angren plus tard, Anorexia Nervosa injecte une intensité émotionnelle rare dans leur musique.

Imaginez des tempêtes de blast beats grondant comme des machines de guerre, des guitares aussi tranchantes qu’une lame rouillée, des claviers spectaculaires et angoissants à la fois, tout cela sublimé par des vocaux aussi possédés qu’une messe noire. En écoutant des titres comme “Tragedies” ou encore “Le Portail de la Vierge”, difficile de ne pas être happé par cette marée sonore géante, étrangement belle et torturée.

Des influences classiques et une identité unique

Un aspect souvent négligé du black metal symphonique, c’est l’impact des influences classiques dans les compositions. Et Anorexia Nervosa élève cet élément à un niveau supérieur. Benoît Sixteen, principal compositeur et claviériste, n’a jamais caché son inspiration puisée chez des compositeurs classiques comme Wagner ou Bach. Mais là où d’autres se contentent de calquer des structures classiques sur des riffs de black metal, Anorexia Nervosa va plus loin : ils en extraient l’essence émotionnelle et l’utilisent comme levier pour pousser l’intensité encore plus loin.

L'utilisation des chœurs et des arrangements orchestraux sur Sentiment est magistrale. Écoutez le morceau “The Altar of Holocausts”, et vous entendrez cette fusion unique entre la brutalité et l’éther, entre le chaos et une harmonie presque sacrée. Une prouesse qui, à l’époque, était audacieuse, voire révolutionnaire.

La malédiction française : un talent dans l’ombre

Malheureusement, si Sentiment n’a pas reçu le traitement qu’il méritait, c’est en partie imputable à une dure réalité : le metal extrême français, à cette époque, peinait (et parfois peine encore) à se faire une place sur la scène internationale. Alors que des groupes scandinaves comme Dimmu Borgir bénéficiaient d’un véritable effet de “mode”, emportant avec eux l’adhésion des médias et du public, les formations hexagonales devaient travailler deux fois plus pour parvenir à exister.

En 1998, Anorexia Nervosa est pourtant signé chez Season of Mist, un label alors en pleine ascension sur la scène underground. Mais face à des productions plus "polished" et plus accessibles de groupes comme Cradle of Filth, beaucoup n’étaient pas prêts pour la violence brute et cathartique de Sentiment. Un contraste entre la complexité musicale et une puissance abrasive qui, à l'époque (et encore aujourd’hui), peut désarçonner les oreilles non préparées.

Un groupe trop en avance sur son temps ?

Le problème peut également venir d’un timing malheureux : on est en pleine période d’expérimentations pour le black metal symphonique. Le côté “théâtral” du genre est mal accepté par une bonne partie de la communauté black metal, encore attachée à une esthétique raw et lo-fi chère aux premiers albums des Norvégiens. Au lieu d’être perçus comme des pionniers, Anorexia Nervosa est souvent catalogué comme un groupe “trop ambitieux”. Pourtant, à bien des égards, ils posaient des bases qui continueront d’influencer la scène française et internationale.

Prenons ce fait marquant : Sentiment présente certains des éléments que les plus grands continueront d'utiliser des années plus tard. Comparez les orchestrations de cet album avec des morceaux de Fleshgod Apocalypse ou même l’approche plus récente de Dimmu Borgir. Beaucoup des "codes" que ces groupes utilisent aujourd’hui étaient déjà présents là, sur ce disque oublié trop tôt.

Un succès d’estime à revitaliser ?

Alors, pourquoi cet album mérite-t-il d’être redécouvert ? Déjà, parce qu’il est un condensé parfait de ce que le black metal symphonique peut offrir de meilleur : une émotion brute et viscérale enveloppée dans des orchestrations qui transcendent les clichés du genre. Ensuite, parce qu’il représente un tournant majeur pour la scène française, une scène qui, aujourd’hui, en est venue à être reconnue grâce à des groupes comme Deathspell Omega, Alcest ou Gojira. Anorexia Nervosa mérite entièrement sa place au panthéon des groupes qui ont pavé la voie.

De nos jours, dans une époque où les rééditions et les redécouvertes sont monnaie courante, Sentiment mériterait largement d’être remis en avant, réédité avec des bonus, peut-être même réarrangé pour toucher la génération actuelle de metalleux qui pourraient enfin lui rendre justice.

Pour conclure : N'attendez plus pour plonger

En fin de compte, Sentiment d’Anorexia Nervosa n’est pas seulement un album sous-estimé : c’est un chef-d'œuvre oublié, un trésor perdu dans les abysses du black metal symphonique. Si vous l’avez manqué, c’est le moment de combler cette lacune. Et si vous êtes déjà familier avec cet album, c’est peut-être l’occasion parfaite de le redécouvrir avec des oreilles nouvelles. Préparez-vous à une expérience auditive à couper le souffle, parce qu’avec Sentiment, on ne sort pas indemne. Chaos, beauté, et souffrance : Anorexia Nervosa a tout donné – c’est à nous de ne pas oublier.

Couverture de l'album Sentiment - Anorexia Nervosa

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